Abigail Woods ◊ i had better things to do

À chaque fois que quelqu’un insiste pour que je lui relate mon expérience, et que je m’étale sans arrêt sur ma condition, c’est toujours la même rengaine. On me demande comment je me sens, si tout va bien, si je suis tout de même capable de vivre une vie normale, etc. Bien évidemment, c’est avec grand embarras que ces questions sont posées, parce que bien sûr, ça effraie. Qu’on le veuille ou non, on déteste ce qui ne nous ressemble pas et c’est plus fort que nous ; c’est une pulsion propre à chacun. Je ne prétends pas être parfait, loin de là, mais de vivre comme je vis, je ne peux me permettre de dénigrer une personne sur une quelconque difformité, voire sur un handicap ou quoique ce soit. Je dirais qu’un bon trois-quarts des gens avec qui j’ai discuté croient que ma vie ne consiste qu’à regarder les événements défiler avec, en bruit de fond, le doux son d’une télévision qui a perdu toutes les chaînes et où la seule image visible est un fond enneigé. Mais oui, je suis sourd et muet, et puis quoi ? Ça ne m’a jamais empêché de vivre, à ce que je sache. Bon, je dis ça, et je ne suis pas tout à fait honnête ; ça m’a empêché de vivre à de nombreuses reprises. J’essaie juste de voir le positif derrière toute chose. Bon, ça aussi c’est un petit manque d’honnêteté.

Je suis né en plein mois de Février, le 9 pour être plus précis, dans la ville de Monroe, en Louisiane. Géographiquement parlant, cet État est à côté du Texas, alors les mentalités y sont un peu les mêmes ; le stéréotype du cowboy droitiste est fort. De plus, de nombreuses communautés françaises (« cajuns ») vivent en Louisiane, ce qui en fait un des États les plus diversifiées, culturellement parlant, en Amérique. Vous auriez dû voir Mardi Gras en 2008, personne ne s’en est jamais vraiment remis de celui-là. J’ai été élevé de façon à ce que mon incapacité à parler et ma surdité n’aient qu’un impact mineur sur ma vie. On m’a appris l’American Sign Language au lieu de la langue anglaise ou française, dans laquelle ma famille baignait. Par la suite, j’ai commencé à apprendre la langue des signes en Français, mais que pour mon plaisir personnel. Après tout, un enfant sourd muet, dans une classe de 28 élèves bruyants, c’est un fardeau. De plus, rares sont les professeurs qui connaissent l’ASL. J’ai donc été scolarisé à la maison une bonne partie de mon enfance, jusqu’à mes 14 ans en fait. Par la suite, le système d’éducation de l’État a décidé de ne plus financer les programmes d’enseignement à domicile, j’ai donc du joindre les rangs d’une école dite normale. Mais bon, après quelques semaines, j’ai réalisé que ce type d’établissement avait tout des clichés ringards des films d’Hollywood. Eh oui, je suis capable de regarder un film, et de comprendre. Les sous-titres, ça existe. Sinon, lire sur les lèvres, ça se fait aussi. Il ne faut pas me prendre pour un imbécile, encore moins un aveugle illettré.

À la grande surprise de tous, notamment la mienne, j’étais relativement bon élève. En fait, c’est plutôt simple l’école. Bien évidemment, je n’ai pas de sources de distractions dans les classes ; personne ne me parle. Alors, qu’est-ce que je fais pendant les cours ? Bah je travaille, je réfléchis, je porte attention à ce qui se passe. Je fais mes devoirs, étudie comme il faut et j’ai une note de fou à tous mes examens. On me surnomme Le Mime, évidemment, fallait s’y attendre. J’ai aussi entendu (manière de parler, quoi, j’entends rien) Le Bizarre, mais ça, c’est moins original. Les gens croient que je suis trop con pour lire sur leurs lèvres, alors ils parlent de moi quand je suis là ; comme si j’étais invisible, en fait. Mais bon, ces idiots ne se rendent pas compte que je vois littéralement tout ce qui se dessine sur leurs bouches.

J’ai finalement reçu mon diplôme un an plus tôt que ce qui était prévu, à cause d’excellence académique et des trucs comme ça qui, selon le principal allait « influencer le reste du cours de ma vie ». Mais oui, bien sûr, tout employeur rêve d’un jeune sourd et muet pour faire le même travail qu’une mule dotée de parole pouvait faire. C’était évident que ma graduation avait comme double-sens mon entrée dans une vie ordinaire où j’allais devoir me trouver un emploi chiant qui ne me demandait pas de parler, ou d’entendre. Au mieux, je pourrais être jardinier ou bien concierge. Des métiers beaucoup trop dévalorisés par la société. J’allais devenir un autre bénéficiaire des filets sociaux. Et puis, éventuellement, ça finirait en accident douteux causant ma mort.

Les membres de ma famille, eux, par chance, n’étaient pas atteints de ces problèmes, alors j’ai passé une bonne partie de ma vie entouré d’un monde vivant, actif et surtout, bruyant, sans ne jamais en percevoir les détails les plus criants. Mon monde n’a jamais été une télévision sans chaînes, au contraire, ça a toujours été paisible. Une oasis, un repos prolongé, etc. Mon silence et moi, l’indémodable duo infernal.

Au final, puisque je n’arrivais pas à me placer dans une carrière sérieuse, j’ai appliqué comme barista dans un de ces cafés new-genre où ils embauchent pratiquement tout ce qui sort de la norme. Littéralement, ce genre d’endroit donne l’impression de vivre dans une réalité alternative où être différent est une bonne chose, un peu comme l’ont fait des séries télévisées comme Glee ou Faking It. C’était relativement simple puisque je n’avais qu’à mémoriser les recettes et, à l’aide des codes écrits sur les verres, je pouvais préparer la commande. Heureusement que je n’étais pas né aveugle. Par contre, ça m’attristait de ne pas pouvoir communiquer avec des clients. Bon, j’aurais pu, mais je crois que ça aurait fait fuir tout le monde de voir un sourd-muet s’exprimer à l’aide de cailloux flottants. Cet emploi était relativement satisfaisant, alors je l’ai gardé tant que tout fonctionnait.

En fait, je l’ai gardé jusqu’à ce que, lors d’une fermeture, je dus aller porter les sacs poubelles pleins dans la ruelle derrière le café. Ce n’est pas réellement le fait de devoir sortir les déchets qui m’a fait quitter le poste, c’est tout simplement le fait de m’être fait agressé sexuellement par trois hommes en allant porter les sacs poubelles qui m’a déstabilisé. J’ai rapidement perdu la notion du temps, mon esprit refusant de me laisser vivre complètement l’expérience. Ils sont tout simplement arrivés et ce sont jetés sur moi, simplement pour être méchants. Même si j’ai oublié beaucoup de détails, je peux toujours sentir leurs mains sur mon corps, leurs yeux qui se baladent un peu partout et … tout le reste, quoi. Le pire, c’est qu’ils m’étaient familiers ; des clients réguliers du café. Ça aurait pu durer quinze secondes ou quatre heures, je ne pourrais pas dire. Incapable de hurler, de me défendre … J’étais démoli. Cette nuit-là, ils ont répertorié un tremblement de terre inexpliqué d'une magnitude de 3.7 en Louisiane. Ça, c’était involontaire, justement. Au boulot, j’ai tenu le coup deux ou trois semaines, sans plus. Ils venaient à tous les jours ; c’était un jeu pour eux. Leurs regards pervers qui m’observaient, l’air de dire : « T’as aimé ça, hein ? T’en veux encore ? » Non. Non, je n’en voulais pas encore. Je n’en voulais plus. Cette violation d’intimité m’avait troublé au plus haut point, et je me détestais de m’être laissé faire. Après ça, je n’ai plus jamais osé remettre les pieds dans ce café, parce que trop de mauvais souvenirs, sombres et dégoûtants y étaient associés. Après ça, je n’ai plus osé penser au sexe, ou à quoique ce soit qui pouvait être relié à ce milieu.

Peu de temps après ça, j’ai intégré l’Institut pour les mutants, parce que, franchement, je ne pouvais pas continuer de provoquer des glissements de terrains à tout bout de champ, mais je n’allais pas être capable de me défendre en faisant léviter des cailloux. Même si je croyais qu’il serait plus facile d’être avec des gens comme moi, c’est-à-dire différents, je me suis trompé sur toute la ligne. Nos mutations nous rendent frères, et plus proches. Mais mon handicap demeure et, ça, c’est quelque chose que beaucoup ne sont pas prêt à comprendre. On ne me met pas de côté à cause de cela, mais on ne m’inclut pas plus que lorsque je suivais des cours à l’école publique.