on a frôlé la vie (emrys)

La normalité. La différence. Ce sont deux notions bien distinctes qui composent cependant la vie d’Emrys. Prenons les à part.
La normalité, pour commencer. Son enfance a été semblable à la plupart des enfants nés dans cette société, il était même certain de terminer dans un bureau, un café chaud à la main, trompant sa femme avec la jolie secrétaire à la jupe qui s’envolait doucement à chacun de ses pas et au parfum enivrant. Ces derniers critères ne correspondent sans doute pas à votre conception de la normalité, mais pour Emrys, ça l’était, parce qu’il n’avait jamais considéré l’amour comme un sentiment réel et existant, expliquant ce lien par de la simple attirance sexuelle et/ou physique. Ce qu’il faut savoir, avec Emrys, c’est qu’il a des explications à tout. Des petits morceaux d’idées, terminées ou toutes justes commencées. Farfelues ou pas, romancées ou pas, Emrys justifiera toujours tout.
Il n’était pas populaire à l’école, il n’était ni apprécié ni détesté ; il faisait juste un peu peur avec cet air bestial qu’il était incapable d’éradiquer de son visage ou même de ce que certains appellent “l’aura”.”L’aura”. Emrys vous dira que c’est des conneries et que le sien n’était rien ; mais il dégageait bien une “aura” animale, qui le différenciait déjà des autres avant même qu’il s’en aperçoive. Il ne travaillait pas beaucoup, préférant passer du temps avec ses livres ou ses écrits. Mais sa culture et son intelligence, hérités de ses parents qui s’étaient rencontrés à leur travail d’ingénieurs, réussissait à donner le change et à apporter plusieurs notes au dessus de la moyenne. Il n’avait pas d’amis propres, se considérant trop jeune pour en avoir des vrais, des réels, pas comme dans les films où il suffit d’en demander pour en obtenir. Emrys n’a jamais cru en la magie et en la chance, ni au hasard, sa vie était routinière et platonique. Quand sa croissance atteignit un certain stade, le stade où on se pose des questions sur son orientation sexuelle ou quel job on fera dans quelques années, quand l’avenir est flou et brouillon et quand les affinités le sont tout autant ; quand, justement, on se pose trop de questions, sa normalité commença alors à s’évaporer, laissant place à de la différence dûre et propre. Il était conscient de ses canines semblables à celles d’un chat ; mais il savait aussi que certains membres de la population humaine en avaient des similaires. Ce n’était pas une inquiétude, le dentiste avait simplement préconisé de les tailler, pour ne pas qu’elles finissent par dépasser, ou déplacer le reste, ou une connerie bidon ; Emrys refusait tout changement sur son physique et c’est sans difficulté qu’il accepta ses canines considérées anormales. Et puis la faim commençait à le tenailler, à lui ouvrir le ventre comme un chirurgien avec un scalpel ; il avait faim de viande, faim de chair, faim de sang, faim de chasser. Ce n’était rien au début mais l’évolution fut rapide - il changea son alimentation équilibrée pour de la viande, de la viande, et uniquement de la viande. Parce que ça lui calmait cette douleur inexplicable, parce que ça faisait du bien à l’intérieur, à quelque chose ou quelqu’un qui débutait tout juste son ascension.
On peut ensuite parler de différence, car il était devenu incapable de se joindre à quiconque, brisant tous les liens qu’il avait obtenu au fil des années. Il y avait sa famille, sa famille qu’il ne considérait que par le sang ; rien que d’imaginer une forme d’affection le répugnait (et il s'en voulait, de ne pas pouvoir rendre tout ce que ses parents lui avait donné), comme si il était devenu incapable de ressentir autre chose que la faim et la liberté. Emrys vous dira que les amitiés, ou les amours, c’est des entraves à la liberté - et il vous l’expliquera en vous disant que c’est juste parce qu’on devient dépendant de ses sentiments et des personnes qu’on a choisies. Il y avait aussi cette faculté qu’il taisait, qui lui permettait de percevoir dans la pénombre, de distinguer le noir au risque d’être un peu plus ébloui au trop plein de soleil ; il se disait que peut-être, dans le monde, quelqu’un avait la même chose. Il se considérait toujours  normal - du moins, à ses dits, mais il était conscient de sa “différence” et des changements qui s’étaient déroulés depuis sa petite enfance.  Mais il se forçait à croire que tout était normal, ses canines comme son comportement. Tout. Est. Normal.
Enfin, jusqu’à cette fameuse soirée. Emrys avait décidé de changer ses habitudes et de tenter une sociabilisation, quitte à sourire trop haut ou à fixer un peu trop longtemps les personnes qui sentaient bon la viande ; il avait vite craqué, et au bout de deux heures, s’obligea à sortir pour respirer l’air et sa liberté, pour rentrer à son chez-soi bordélique et silencieux - c’était sans compter sur ces trois personnes. Ca date de quelques années, mais son cerveau a enregistré les visages et c’est avec une simplicité extrême qu’il pourrait vous dire, aujourd’hui, à quoi ils ressemblaient. Ils étaient trois, deux bruns et un blond, l’un aux cheveux jusqu’aux épaules et les autres ramenés en arrière. Emrys les avaient à peine repérés, ce jour-là, il les avaient remarqués de loin, dans l’obscurité, mais il n’avait jamais pensé qu’il allait devoir se heurter à eux. Emrys, ce n’était pas une personne à emmerdes, à attirer la malchance ou quoi : il inspirait plus de la peur que de la sympathie.
La bande lui rentre dedans, il sent un coup dans son estomac et un poing effleurer sa paumette, il entend le mouvement de la jambe droite du blond qui s’apprêtait à le foutre à terre ; il se voit tomber, dos contre le sol, le frisson de la douleur prenant sa colonne vertébrale et la totalité de ses membres. Emrys reste couché, tentant de se reprendre, tandis qu’une vague chaude s’empare de sa personne et que sa vision se trouble. Il entend brièvement des mots insultants, puis menaçants, interrogateurs et ensuite inexpliqués. Il n’avait pas conscience de ce qu’était devenu son enveloppe corporelle et c’est avec une certaine passivité qu’il laisse faire la bête destructrice et affamée.
Il vous dira que ce n’était pas sa faute, cette nuit-là, qu’il n’avait rien vu venir et qu’il ne voulait pas les tuer - et même si ces trois vies pèsent sur sa conscience, il reste au fond bien indifférent sur leur sort, car la sensation de sa haine et sa faim rassasiées étaient bien meilleures que tout ce qu’il avait vécu autrefois. Mais ce n’est pas ça qu’il a dit à l’homme qui est venu le chercher, répétant avec tristesse qu'il en était désolé, de ces cadavres.
Mais ici, il est jugé comme normal, contrairement à l'extérieur de l'établissement. Alors il se répète chaque matin que tout va bien dans le meilleur des mondes, que sa vie est irréelle et qu'il se réveillera bien un jour.