Monsieur et Madame Wallace ont un fils. Comment l'appellent-ils ?
Le début de l'histoire de William pourrait se résumer à ça, une blague, une heureuse surprise et à des parents très complices. Au coeur d'une petite ville du Montana, dont le nom ne vous dira rien du tout, le garçon est né un soir d'hiver, dans la maison familiale comme les routes étaient trop enneigées. Par chance, tout c'est bien passé et sa mère, Louise, s'est rapidement remise de cet accouchement un peu particulier.
Le nourrisson était petit et il le resta un moment, avant de grandir d'un coup, aux environs de ses six mois. Louise et son époux, Todd, savouraient chaque jour la merveilleuse expérience d'avoir un fils et ils l'aimaient de toutes leurs forces. C'est pourquoi, on peut sans mentir affirmer que William a été heureux.
Plus encore lorsque, après avoir fêté son troisième anniversaire, sa mère revint à la maison avec une petite soeur. Si, au début, le garçonnet redouta de perdre l'amour de ses parents au profit de cette chose étrange, puante et beuglante, il se prit vite d'affection pour celle qu'il appela toujours "la petite puce" et avec qui il devint le complice de jeux et de sourire.
L'école, William n'aimait pas trop ça, parce que ça impliquait de quitter sa mère chaque jour ou presque et qu'il fallait être gentil avec tous les autres, même quand ils n'étaient pas gentils, eux. Et puis, ça faisait tomber malade l'école, souvent. Il suffisait qu'un de ses camarades tousse pour que William rentre chez lui avec mal à la gorge, ou à la tête. Mais il ne s'en plaignait pas.
Il pouvait rester avec maman et la puce.
Le mieux, c'était encore le week-end, parce que papa était là, lui aussi. Même si, à mesure que les enfants grandissaient, il restait de moins en moins et sortait de plus en plus. Maman n'aimait pas ça. Ils se disputaient. Parfois.
Puis souvent.
"La mort n'existe que pour ceux qui restent" (Fouad Ltaif)
A huit ans, on est grand. Mais on reste un enfant. C'est avec ce paradoxe que se débattait le jeune William quand sa mère lui annonça qu'ils allaient voir le parc de Yellowstone. C'était un grand voyage pour le garçon et c'était aussi la première fois qu'il partait aussi loin de la maison. Il n'avait pas peur, avait-il affirmé en relevant le menton et en montant dans la voiture sous le regard amusé de sa mère qui s'efforçait de ne pas rire de son air sérieux.
La puce, Léa de son vrai prénom, n'avait pas eu tant de scrupules...
Finalement, les voyages c'était surtout quelque chose de long et d'ennuyeux. Voilà bien pourquoi ça ne lui avait jamais manqué. C'était ce qu'avait pensé le garçon comme défilait lentement la troisième heure qu'il passait dans la voiture. Léa était insupportable. Ses parents étaient agacés et fatigués. Ils parlaient de moins en moins gentiment. Alors, c'était décidé : William n'aimait pas les voyages !
Il avait changé d'avis dès qu'ils avaient aperçu le volcan et ses impressionnants geysers. Ses petits yeux s'ouvraient grands mais ils ne savaient plus où se poser, tant les couleurs étaient, partout, saisissantes. Finalement, ce voyage, ça avait été la plus belle journée de sa vie.
Et ils avaient vu des bisons ! Et des chevaux ! Léa était montée sur un minuscule poney mais, lui, le grand, on l'avait hissé sur un vrai mustang ! Oh, il ne faisait pas le fier William, et il s'agrippait très fort à la selle. Après tout, c'était bien pour ça qu'il y avait une poignée, non ?
Il se remettait à peine de cette émotion que son père les menait vers les plus grosses créatures qu'il ait jamais vu : des ours. Des vrais ours ! William n'en revenait pas ! Sa mère lui désigna tout un tas d'animaux mais, après ça, rien ne comptait plus. Qu'est-ce qu'un tout petit renard ? Un furet ? Un écureuil ou même un cerf quand on a vu des ours ! Des ours !
Il n'y eut que l'aigle royal pour retenir, quelques instants seulement, l'attention du garçonnet qui oubliait qu'il avait mal aux pieds. Quand était venu le moment de partir, William avait fait promettre à ses parents qu'ils en feraient encore, des voyages. Parce qu'il aimait bien finalement. Louise s'était penchée sur lui en attachant les sangles de son siège, elle avait frotté son nez contre le sien, comme elle le faisait souvent, et elle lui avait promis.
Mais elle avait menti.
"Le silence est un ami qui ne te trahit jamais" (Confucius)
_ Il faut que tu me parles, William ! Je ne peux pas t'aider sinon...
William avait dix ans et cela faisait deux années qu'il n'avait pas prononcé le moindre mot. Pourtant, il avait entendu les médecins le dire, il en était parfaitement capable.
Au début, "on" avait été gentil et patient avec lui, ce "on" étant sa tante Jeanne et son soldat de mari, Jeff. On n'avait pas essayé de lui arracher des sons, on s'était contenté de l'accueillir dans cette nouvelle maison, lui aménageant une nouvelle chambre qui rassemblait certaines de ses anciennes affaire et des nouvelles. Qu'il n'avait pas demandées. Pas choisies.
Mais il faut croire qu'il n'avait pas le droit d'être tranquille. Il ne faisait pourtant pas d'histoires, pas de bêtises. Il écoutait, il comprenait, il obéissait. Pourquoi s'entêtait-on à vouloir le faire parler ? Il n'avait plus rien à dire de toute façon. Il était mort de l'intérieur. Lui qui n'était pas mort de l'extérieur.
L'accident était gravé dans sa mémoire. Il faisait nuit. Après la journée qu'ils avaient passés, Léa et lui s'étaient endormis avant même de quitter le parking. D'ailleurs, William avait encore envie de dormir, mais il n'aimait pas quand ses parents se parlaient comme ça. Quand ils étaient aussi méchants l'un envers l'autre. Il leur avait dit d'arrêter, pour ne pas faire peur à Léa.
Maman s'était tournée vers lui en effaçant une larme. Ah, ça rendait malheureux les voyages ? Il avait voulu lui dire que ce n'était pas grave, qu'il n'en demanderait plus si ça devait les rendre comme ça. Il voulait tout faire pour qu'ils soient à nouveau gentils. Pour qu'ils se fassent des bisous et qu'ils fassent des bruits bizarres en jouant dans leur lit. Comme avant.
Mais tout avait explosé. Il n'avait pas eu le temps d'avoir peur et ses yeux s'étaient fermés tous seuls lorsque le monde s'était retourné. Il y avait eu des bruits, des cris, la nuit, le froid. Au début, il avait entendu son père, mais sa mère n'avait rien dit. Elle n'avait plus jamais rien dit.
Léa avait pleuré, un moment, puis elle s'était rendormie. William avait trouvé ça bien, parce qu'il n'aimait pas l'entendre pleurer.
A présent, il aurait tout donné pour l'entendre, même si elle pleurait...
Puis papa s'était tu à son tour, après lui avoir fait une autre promesse : celle qu'ils se retrouveraient tous, bientôt, de l'autre côté. Qu'il ne devait pas avoir peur. Que tout irait...
Il n'avait pas fini sa phrase et William lui avait plusieurs fois demandé ce qu'il voulait dire ? De l'autre coté de quoi ? Il avait besoin de savoir s'il voulait les retrouver ! Alors il avait crié. Il avait crié jusqu'à se taire à son tour. Mais il ne les avait jamais rejoint.
Alors il se taisait. Personne ne le ferait parler. Il s'accrochait à l'espoir que, un jour, il trouverait "l'autre côté" et que tout irait bien à nouveau. Mais il ne fallait pas le dire. C'était un voeu. Si on révèle un voeu, il ne se réalise pas. Tout le monde le sait...
"Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence" (Euripide).
Il avait douze ans et "on" l'avait inscrit dans une nouvelle école, une école pour les plus grands. "On" avait menti, affirmant qu'il était muet, mais pas sot. Des tas de personnes avaient fait leur entrée dans la vie de William. Il les avait regardées évoluer, vivre, rire. Il les avait écoutées et il avait essayé de comprendre tout ce qu'elles apprenaient. Mais c'était souvent trop compliqué.
Surtout quand on ne pose pas de questions.
William était presque toujours tout seul, mais il s'en fichait. Il continuait de faire ce qu'on lui disait. Il n'était jamais en retard, jamais en colère, jamais absent, jamais méchant. Il était toujours là où on lui demandait d'être. Il faisait toujours ce qu'il était censé faire.
A force, sa tante avait appris à le comprendre, même s'il ne disait rien et un équilibre tacite s'était installé. William ne faisait pas d'histoires, et elle n'essayait plus de le faire parler. Oncle Jeff était moins compréhensif, lui, mais il était souvent absent. Alors ça ne dérangeait pas trop le garçon. De toute façon, il n'y avait rien à faire, il n'était pas chez lui après tout. Il était chez eux.
Il ne serait jamais vraiment chez lui ici.
Il ne serait jamais chez lui nul part. Du moins, c'est ce qu'il croyait à l'époque...
Ce matin là, quand tante Jeanne recula la voiture un peu trop rapidement, il l'attendait en bas de l'allée, comme tous les jours quand c'était à elle de l'emmener à l'école. Quand elle ne lui faisait pas prendre le bus parce qu'elle avait un rendez-vous et pas le temps de le conduire. Mais voilà, ce matin là, elle avait oublié.
William l'entendit hurler à l'unisson de madame Miller, la voisine d'en face qui avait tout vu. Il se releva sans comprendre pourquoi elles accouraient avec un tel affolement. Il n'avait même pas mal. Jeanne, hystérique, le toucha, partout, pour chercher où il était blessé. Madame Miller appelait déjà les secouristes. Et lui, il restait sans parler. Il aurait voulu rassurer tante Jeanne, parce qu'il était évident qu'elle s'en voulait vraiment, mais il ne pouvait pas parler. Il y allait de la réalisation de son voeu. C'était la chose la plus importante pour lui. Ca passait avant tout.
Les secouristes n'étaient pas venus pour rien puisque, finalement, il fallut s'occuper de tante Jeanne. Les policiers avaient posé des questions à William puis ils l'avaient emmené au commissariat en attendant de trouver quelqu'un pour prendre soin de lui. Ils lui avaient dit de ne pas s'inquiéter, ni avoir peur. Mais William le savait. Il n'était pas bête. Les policiers, ce sont les gentils. S'il n'aimait pas les voir, c'est juste parce qu'ils arrivaient toujours trop tard pour l'aider. Mais ce n'était pas de leur faute.
On ne fait que ce qu'on peut après tout.
Quand l'homme en fauteuil s'était présenté, une heure ou deux plus tard, William s'était étonné qu'on le laisse l'emmener, mais il n'avait pas protester. Le policier lui avait dit qu'il pouvait avoir confiance, alors il avait obéi, en songeant que ce devait être un ami de Jeff. De toute façon, le garçon ne négociait jamais une consigne. Ca aurait impliqué de parler.
_ Il va t'aider à comprendre tout un tas de choses, lui avait assuré le policier. Il est comme nous.
William avait froncé les sourcils mais il avait pris la main de l'homme et il l'avait suivi jusque dans ce drôle d'avion, avec ce drôle d'autre monsieur. Il n'avait pas eu peur mais un espoir l'avait saisi. Et si c'était cette machine qui devait l'emmener de l'autre côté ? Peut-être le moment était-il enfin venu de retrouver sa véritable famille ?
Ou de s'en créer une autre...
"Vivre les mots au-delà de leur sens. Vivre les sens au-delà de leurs maux" (Dominique Meunier).
_ Vous êtes sûr de ce que vous dites ? Je veux dire... Il est vraiment...
_ C'est un mutant. Et je crois que seuls des mutants peuvent lui venir en aide pour l'instant.
William était debout dans l'entrée et il regardait tante Jeanne, oncle Jeff et l'homme au fauteuil discuter dans le salon. Cela faisait trois semaines qu'il n'avait pas revu l'homme au fauteuil, après que celui-ci l'ait ramené chez sa tante, sitôt qu'elle allait mieux.
William n'avait pas vraiment envie de rentrer. Mais il n'avait pas non plus envie de rester au château. Ca avait beau être un très beau château, ce n'était toujours pas "de l'autre côté". Et puis, il était embêtant le monsieur au fauteuil, il devinait trop de choses. Il lui suffisait de le toucher pour tout savoir ce lui. Ca perturbait un peu le jeune garçon.
_ Qu'est-ce qui nous dit que nous pouvons vous faire confiance ? Que vous ne voulez pas en faire un soldat et se servir de lui pour asservir l'humanité ?
Oncle Jeff avait parlé d'un ton très énervé et William en avait été surpris. En général, quand il était là et pas en mission il ne savait où, il était très calme et très gentil. Avec tante Jeanne au moins. Avec William... Il n'était pas méchant. Mais il n'était pas forcément gentil non plus. Le garçon savait qu'il ne l'aimait pas vraiment. Mais, parce qu'ils étaient de la même famille, il avait accepté de l'élever comme son fils.
Sauf qu'il ne l'était pas, son fils.
Ce que c'est compliqué les adultes parfois.
_ Jamais je ne ferais une chose pareille, affirma l'homme au fauteuil. Tout ce que je souhaites, c'est aider William, le faire sortir de son mutisme et lui apprendre avec vivre avec son don comme avec son passé. Savez-vous qu'il est convaincu qu'il va rejoindre ses parents et sa soeur ? Que c'est pour cela qu'il n'a pas prononcé un mot en quatre ans ? Il croit que s'il parle son voeu de ne réalisera pas...
Tante Jeanne avait éclaté en sanglots et William avait ouvert grand les yeux, profondément choqué par ce qu'il venait d'entendre.
_ Comment pouvez-vous savoir cela ?
Le garçon se posait exactement la même question et il écouta attentivement, cherchant à respirer mais un poids énorme lui broyait la poitrine. Venait-il de perdre son unique chance de retrouver les siens ? Ce n'était pas lui qui avait parlé, ça ne comptait peut-être pas ?
_ De la même façon que je sais que votre femme se sent responsable, même si vous n'y êtes absolument pour rien, Jeanne. Vous avez fait de votre mieux mais personne ne peut remplacer une mère.
L'homme avait eu un regard tendre pour sa tante avant de se tourner vers Jeff, qui était tendu comme un arc.
_ Je sais aussi que vous hésitez à appeler votre major pour lui demander conseil. Même si vous redoutez qu'il fasse enfermer William pour faire des expériences sur ses capacités, ce que vous ne souhaitez pas voir arriver. Parce que vous tenez à lui et que vous voulez le protéger, même si sa présence vous rappelle chaque jour un peu plus que vous ne pouvez pas avoir d'enfants...
Oncle Jeff s'était levé et William avait cru qu'il allait frapper l'homme au fauteuil. Cette idée ne l'aurait pas dérangé. De quoi se mêlait-il ? William voulait qu'il parte...
Mais non, Jeff retrouva rapidement son calme et préféra marcher dans le salon. Quand son regard s'était posé sur le garçon, William y avait lut un brin de peur. Pourtant, oncle Jeff était soldat. Il partait à la guerre, souvent. De quoi avait-il peur ?
_ Je suis désolé, s'excusa l'homme au fauteuil. Je ne voulais pas empiéter sur votre vie privée. Je voulais juste vous prouver que je suis peut-être le seul à pouvoir comprendre William et le don qu'il a. Je sais que vous avez fait de votre mieux depuis que vous l'avez accueilli. C'est pourquoi je vous demande de faire à nouveau preuve d'abnégation et d'accepter de me le confier. Je vous promets que nous prendrons grand soin de lui. Et que vous pourrez venir le voir aussi souvent que vous le voudrez. L'institut n'est pas un établissement fermé aux humains, loin de là.
Tante Jeanne avait consulté son mari du regard et Jeff s'était tourné vers le garçon.
_Qu'en penses-tu William ?
Il en pensait que l'homme au fauteuil venait de le priver de l'unique chance de retrouver sa famille. Alors il était en colère. Très en colère... Tournant les talons, il préféra s'enfuir dans sa chambre.
“Elle est en colère c'est tout. En deuil. C'est vieux comme le monde. Sidération, culpabilité, colère. La valse à trois temps. La danse de ceux qui restent.” (Olivier Adam)
_ Je t'en prie, William. Il faut que ça vienne de toi...
Il avait beau ouvrir sa main, le garçon ne voulait pas la lui prendre. Depuis plusieurs mois à présent, l'homme au fauteuil (qui s'appelait Charles) lui rendait visite. Il avait plusieurs fois proposé de l'emmener avec lui au château mais le garçon, sans ouvrir la bouche, avait clairement manifesté son opposition à l'idée. Tante Jeanne avait cédé et l'avait gardé auprès de lui, mais le professeur revenait quand même. Souvent.
Et à chaque fois il fallait que William le touche. Il n'aimait pas ça. Pourtant, il n'y avait rien d'indécent dans ces contacts,mais ils mettaient le garçon de plus en plus mal à l'aise.
Sûrement parce que ça le mettait à nu jusqu'à l'âme.
D'ailleurs, oncle Jeff aussi était perturbé par la présence de celui qui se désignait sous l'étrange terme de "mutant". Dès que l'homme arrivait, son oncle s'éclipsait dans le garage ou allait faire une course. William aurait voulu pouvoir faire pareil, mais on ne lui demandait pas son avis.
_ Je sais que tu m'en veux. Mais je t'assure que je ne souhaites que ton bien. Tu ne peux pas continuer ainsi indéfiniment. Il faut que tu parles.
Du haut de ses treize ans, William savait très bien que l'homme au fauteuil avait de bonnes intentions. Mais c'était précisément ça le nœud du problème. Ca et le fait qu'il voyait tout, qu'il savait tout. Le seul moyen que le garçon avait de s'en prémunir était de refuser de le toucher. Jamais encore Charles ne l'avait forcé à le faire. Jamais il n'avait perdu patience face à son silence.
Oui, l'homme au fauteuil était différent. Mais William lui en voulait toujours de ce qu'il avait fait. Il le tenait pour responsable, responsable du fait qu'il lui était impossible d’excuser son vœu. A présent, le garçon avait mieux compris le concept de la mort et ça ne lui faisait pas peur. Alors, il avait décidé de rejoindre enfin ses parents et la puce, en provoquant sa propre mort, puisque c'était le seul moyen. Mais c'était loin d'être aussi facile qu'il y paraissait...
Commença alors le duel des yeux et William ne gagnait jamais à ce jeu là. Ca l'agaçait presque autant que de devoir rester dans la même pièce que l'homme au fauteuil, chaque fois qu'il venait. Mais tante Jeanne insistait, et elle n'insistait jamais sur rien d'autre. Alors il obéissait. Surtout pour qu'elle ne change pas d'avis et lui demande de partir. Là, il aurait du mal à obéir...
Serrant ses poings un moment encore, le jeune mutant finit par céder et soupirer. Lentement, il tendit sa main en détournant le regard. Il n'espérait même pas que Charles ne le verrait pas. Il se préparait donc à la colère et aux réprimandes.
_ Seigneur... William...
Ce n'était pas de la colère, mais bien de l'inquiétude dans la voix, alors l'adolescent fixa l'homme au fauteuil.
_ Tu ne dois pas penser ainsi. Tu ne dois plus essayer de te faire du mal.
William haussa les épaules et arracha sa main à l'inquisition. Il n'avait pas réussi de toute façon. Il avait sauté du haut d'un pont et l'impact lui avait coupé le souffle, mais il n'avait pas eu mal. Il avait levé un couteau pour mieux l'abattre sur son bras, mais la lame s'était brisée. Il avait voulu prendre l'arme de son oncle, mais Jeff était très prudent, il la rangeait dans un coffre. En William n'avait jamais trouvé la clef...
Par chance, il n'avait pas pensé à se noyer, parce qu'il aurait pu y parvenir.
Tante Jeanne avait dû être attirée par le ton du professeur, parce qu'elle arriva juste après en oubliant le thé et les gâteaux qu'elle était partie préparer. C'est avec un air grave que l'homme lui annonça que le moment était venu. Et le coeur de William se mit à battre plus fort.
_ Je suis désolé mais il va falloir que j'emmène William avec moi cette fois, dit-il doucement. Nos séances sont beaucoup trop espacées, ça ne fonctionne pas. Il ne parvient pas à dépasser sa colère et je m'inquiète de ce qui pourrait en résulter. Je veux pouvoir le surveiller de près, au moins le temps qu'il finisse de faire son deuil...
William avait bondi sur ses pieds et avait abattu son poing sur la table basse. Si tante Jeanne l'avait regardé, le professeur l'avait ignoré. William savait pourquoi. Il voulait qu'il lui parle. Pas qu'il se contente d'attirer leur attention quand il leur fallait deviner ses intentions.
_ Je ne sais pas si... commença tante Jeanne, troublée par la lueur qu'elle lisait dans les yeux de son neveu.
Il était évident que l'idée ne lui plaisait pas.
Avec les années, elle avait appris à lire dans sa gestuelle pour saisir et devancer ses émotions. Lui qui en manifestait si peu. Elle avait aussi appris à les respecter. La plupart du temps du moins.
_ Vous m'avez fait confiance jusqu'à présent, je vous demande de m'accorder encore un peu de temps.
La suite de leur conversation échappa à William. Il savait que l'homme au fauteuil pouvait parler directement dans la tête de sa tante, même sans la toucher. S'il le faisait rarement, il choisissait parfois d'exclure l'adolescent de le discussion, ce qui ne manquait pas de l'énerver. Cette fois, ce fut un pot de fleur qu'il envoya valser. Tante Jeanne sursauta mais, encouragée par Charles Xavier, elle tint bon et garda ses lèvres closes. Puis elle détourna le regard, ce qui prit au dépourvu son neveu.
"Très bien, songea-t-il. Mais ça ne sera pas ma faute..."
William parcourut la pièce du regard et avança vers le buffet, espérant que tante Jeanne réagirait enfin. Il affronta le mutant avec ses yeux puisque sa tante les évitait. Ils ne lui laissèrent pas le choix : il balaya toutes les photos de dessus le buffet et les entendit se fracasser au sol.
Jeanne éclata en sanglots et le coeur de William se serra. Pourquoi le professeur l'obligeait-il à agir comme ça ? Il ne voulait pas être méchant ! Il voulait simplement qu'on le laisse tranquille. Il avança sa main pour que l'homme le comprenne, mais Charles refusa pour la première fois de la prendre.
_ Tu as des cordes vocales si tu as quelque chose à dire, lança-t-il, durement.
William aurait pu crier. Il évita de justesse de le faire. Alors il se retourna, fou de colère, et s'attaqua cette fois aux tiroirs du buffet. Les couverts s'écrasèrent avec fracas au sol mais tante Jeanne ne réagissait toujours pas. Charles Xavier non plus. Wiliam tapa du pied, le télépathe contenta de le suivre du regard et de refuser de le toucher, quand il approchait à nouveau.
Aux grands maux les grands remèdes, le garçon attrapa cette fois une grande assiette en porcelaine, celle que sa tante aimait par dessus tout. Elle venait de sa grand-mère à lui. Il la brandit bien haut et menaça implicitement de la briser.
_ Je ne vais certainement pas t'en empêcher, c'est ton choix, ta responsabilité, l'informa le mutant et William tapa à nouveau du pied de frustration. Mais, si tu fais ça, tu vas blesser ta tante. Et ce n'est pas après elle que tu en as. Celui qui t'énerves, ici, c'est moi.
C'était vrai, alors William reposa l'assiette et fonça droit sur le mutant, plaquant ses mains sur les joues de l'homme, criant de toutes ses forces, en pensées.
_ Je ne t'écoutes pas, répliqua Charles. Pas comme ça. Si tu veux dire quelque chose, tu dois parler !
L'adolescent forçait presque ses pensées et le télépathe devait se concentrer totalement pour ne pas se laisser envahir par ses cris et sa détresse. Repousser l'impulsion première qui aurait été de l'en apaiser. Mais il avait essayé de le faire et ça ne les avait mené à rien.
Il est des combats qu'il faut mener seul. On ne sauve pas les gens malgré eux...
Alors William le relâcha. Il respirait péniblement et il repoussa tante Jeanne quand elle essaya de le consoler. Ayant devancé son geste, le professeur appela Jeff en renforts, lui qui s'était isolé dans le garage.
Le militaire ne fut pas long à réagir, mais il arriva trop tard pour empêcher William se frapper Charles en plein visage. Le télépathe aurait pu arrêter l'enfant, il lui aurait suffit de lui attraper la main et de le calmer. Mais il ne voulait pas qu'il se calme, au contraire. Il était calme depuis bien trop longtemps.
_ William ! s'indigna tante Jeanne tandis que Jeff fonçait sur le garçon et qu'il se débattait de toutes ses forces. William arrête !
_ Laissez-le ! cria à son tour Charles en portant une main à son nez qui saignait. Alors ? Qu'est-ce que tu as à dire ? Qu'est-ce que tu as à dire ?
William se débattit plus vivement encore, tout en affrontant le regard de celui qu'il avait blessé. C'était la première fois que le garçon cognait sur quelqu'un. Et il n'avait qu'une envie : recommencer. Ca ne lui ressemblait pas. Tout ce bousculait dans sa tête. mais c'était sa faute, à lui. Et c'était insupportable, tout bonnement insupportable.
Alors, pour la première fois depuis cinq ans, William se mit à hurler. C'était un déchirement tant pour sa gorge que pour son esprit et, une fois qu'il avait commencé, il fut incapable de s'arrêter.
_ Je vous déteste ! Je vous déteste ! C'est de votre faute ! Tout est de votre faute !! Je vous déteste !
Jeff était un soldat aguerri mais il avait du mal à contenir la rage qui vrillait l'enfant. Comment peut-on garder une telle douleur et y survivre ? Il se le demanda soudainement.
_ Ils sont morts ! Ils sont morts et je ne pourrais pas les rejoindre ! Jamais ! Je n'ai pas de don ! C'est une malédiction ! Je veux les rejoindre ! C'est de votre faute ! Je vous déteste ! Je vous déteste tous ! Lâches-moi ! Lâches-moi !
A ce stade, il n'y avait plus rien d'autre à faire qu'à attendre qu'il s'épuise en l'empêchant de se faire du mal. Ce fut la demi-heure la plus longue de la vie de tante Jeanne. Pourtant, avec le soutien du télépathe, elle tint bon et laissa son mari gérer la crise sans implorer le mutant d'y mettre un terme.
"Il faut que ça sorte" lui avait-il expliqué. "Je sais que c'est douloureux, mais c'est nécessaire... Faites-moi confiance."
Finalement, William avait cessé de se débattre et s'était écroulé contre son oncle qui l'avait étreint avec ferveur et l'avait bercé comme l'enfant qu'il n'était plus tout à fait. Les yeux dans le vide, l'adolescent abdiqua. Et Charles poussa un profond soupir de soulagement.
_ Vous ne l'emmènerez pas ! s'insurgea soudainement la femme, son instinct maternel reprenant le dessus. Vous lui faites du mal !
_ Si, il l'emmènera, trancha Jeff d'un ton qui n'appelait aucune réponse. Ca fait cinq ans qu'il est chez nous et c'est la première fois qu'il parle. Et qu'il parle de la tragédie en plus. C'est grâce à vous, professeur.
Jeff était un homme intelligent mais qui évitait soigneusement tout contact avec le télépathe, n'ayant pas compris que le mutant n'avait pas besoin de le toucher pour l'entendre. Il n'hésita pourtant pas à lui tendre la main, cette fois, et à plaquer ses yeux dans les siens.
_ Merci.
William n'en pouvait plus. Il était tellement épuisé qu'il entendit la voix du professeur dans sa tête, même s'il ne le touchait pas.
"Ca va aller mon garçon. Tu as fait le plus dur."
Il s'en fichait, il voulait dormir. Juste dormir. Avec compassion, Charles Xavier lui accorda un repos amplement mérité...
“Les blessures que l'homme se fait à lui-même guérissent difficilement.” (William Shakespeare)
On aurait pu penser que Charles Xavier aurait joué la prudence et aurait imposé une transition par étapes lorsqu'il ramena William à l'institut. Il aurait pu, par exemple, accorder une chambre individuelle au garçon pour lui permettre de mieux s'accommoder de la vie en communauté. Ne pas lui imposer de suivre tous les cours du cursus. Ne pas le mettre en avant en le présentant à tous, le soir de leur arrivée.
Mais le télépathe avait une autre vision des choses.
En général, il n'était pas partisan du fait de jeter un enfant directement dans l'eau pour qu'il apprenne à nager, mais il est des personnes qu'il faut bel et bien pousser.
D'ailleurs, le garçon avec qui William se retrouva semblait aussi terrifié que lui. Charles fit les présentations, rassura l'enfant en lui précisant qu'il ne pouvait pas blesser William, parce qu'il avait le don de se protéger en permanence, puis il salua ce dernier et le laissa nager dans le grand bain.
En dépit de ses quatorze ans qui approchaient en grands pas, l'adolescent aurait préféré rester dans la pataugeoire. De fait, il mit près de deux ans avant de se sentit un minimum à l'aise dans les couloirs de l'institut. Pourtant, il ne risquait rien, certains de ses camarades ne manquaient pas de le lui rappeler, se moquant de ses attitudes apeurées parfois, ne comprenant pas qu'il avait peur d'eux, pas de leurs pouvoirs.
Peur de vivre à nouveau. Et, surtout, une peur viscérale de s'attacher. Parce que s'attacher ça voulait dire risquer de perdre à nouveau. Et, ça, il n'était vraiment pas prêt pour l'affronter.
Assez rapidement, il parut évident que William était plus un manuel qu'un intellectuel. Ses lacunes pesaient sur son nouveau cursus et sa timidité persistante n'aidait pas à les combler. Ca et le fait que beaucoup trop de données restaient abstraites et incompréhensibles, quoi que fassent les enseignants pour les expliquer.
Pourtant, William ne manquait pas d'intelligence, mais une intelligence intuitive. Il devint rapidement un élément d'intégration des nouveaux élèves, surtout pour les plus instables d'entre eux. Comme il ne risquait rien en leur présence, il leur permettait de mieux s'accepter et les accompagnait sur l'épineux terrain du contrôle de leurs capacités. Il n'y avait même pas besoin de lui demander, il le faisait naturellement. Instinctivement.
Parce qu'il avait compris que son don à lui pouvait servir à autre chose qu'à l'empêcher de se tuer : il pouvait protéger les autres. Ca devint sa mission, son sacerdoce, sa nouvelle raison de vivre.
Néanmoins, William restait toujours à l'écart des autres. Ceux avec qui il passait le plus clair de son temps, c'étaient les chevaux de l'institut. D'ailleurs, la première fois qu'il se mit en tête de monter, il n'eut pas l'idée de déranger quelqu'un pour lui expliquer comment faire. Et, ne sachant pas comment mettre l'équipement, il crut bon de simplement grimper sur l'animal et de se cramponner aussi fort qu'il pouvait.
La bête, surprise, fila au grand galop dans le pré où elle paissait et il ne fallut pas longtemps à son téméraire cavalier pour s'écrouler au sol. pas vexé pour deux sous, et certainement pas blessé, William s'était redressé, avait tranquillement marché vers une autre monture, et avait réitéré l'opération. Plusieurs fois.
Il avait savouré la sensation de puissance que procurait le galop, regrettant simplement de ne pas pouvoir tenir plus longtemps sur les animaux. Quand il avait grimpé sur la dernière jument, celle-ci l'avait regardé faire sans bouger. Alors il s'était trouvé bien bête, assis sur l'animal.
_ Euh... Hu ?
S'ébrouant doucement, la jument avait baissé l'encolure pour recommencer à manger et William était resté un moment sans oser la déranger. Il allait renoncer lorsqu'elle se mit instinctivement au pas. Surpris, il comprit qu'il devait accompagner les mouvements avec son bassin et quand elle passa au trot, l'adolescent parvint à rester plus ou moins en place, mais c'était nettement moins agréable que le galop. La jument dut le sentir puisqu'elle opta pour un galop lent et doux et qu'elle accéléra à mesure que son cavalier gagnait en assurance.
_ Wouhou ! C'est génial !
Quand, finalement, ils étaient revenus aux écuries, William était tombé, amoureux cette fois. C'est comme ça que commença sa passion pour les animaux qui lui semblaient tellement plus simples à comprendre que les autres membres de son espèce. Parce qu'il suffit de décoder les attitudes pour saisir les intentions des bêtes. En les respectant, on s'accorde une relation franche et de confiance. Avec les autres mutants... Ce n'était pas toujours ça.
William apprit rapidement tout ce qu'il fallait savoir sur l'équitation et les soins à apporter aux chevaux et il passa bientôt plus de temps en extérieur que dans les salles de classe. On le laissa faire. C'était évident que ça lui correspondait mieux que les enseignements classiques.
“La danse est le plus sublime, le plus émouvant, le plus beau de tous les arts, parce qu'elle n'est pas une simple traduction ou abstraction de la vie ; c'est la vie elle-même.” (Henri Havelock Elis)
C'est à la fin de l'année de ses seize ans que William en eut la révélation.
Cela faisait plusieurs mois que sa vie à l'institut ne lui suffisait plus et qu'il peinait à contenir toutes les émotions contradictoires qui bouillaient à l'intérieur de lui. Comme il ne parlait toujours qu'avec parcimonie, il ne parvenait pas à pleinement les exprimer et, si les chevaux restaient ses plus proches amis, ils avaient des dons très limités de conseils et de confidences. L'adolescent pouvait faire corps et partager énormément avec eux, mais ça ne l'aidait à affronter tout ce qui se passait, en lui.
Tout ce qu'il ne comprenait pas vraiment et qui l'arrachait souvent du sommeil, le laissant plus taciturne et silencieux que jamais.
Charles Xavier avait bien remarqué la régression de son protégé, mais il choisit de le laisser trouver seul sa voie. Le télépathe aurait plutôt parié sur une des jolies filles dont l'institut regorgeait, ou un garçon, peu importait. Mais William semblait étrangement indifférent à toutes ces choses.
N'ayant jamais essayé, ces expériences ne pouvaient logiquement pas lui manquer.
Le dernier arrivé à l'institut était passionné de musique et il passait ses journées à en écouter dès que l'occasion se présentait. Cela ne dérangeait pas William, mais ça fit naître en lui un étrange besoin de bouger. Il ne savait pas encore vraiment ce que c'était que danser.
Un jour, ils étaient dans le parc avec plusieurs de leurs camarades et son colocataire poussa la sono où il fit passer une chanson que William n'avait encore jamais entendue : il s'agissait du titre "Recovery" de James Arthur.
C'est fou comme certaines paroles décrivent exactement ce que vous ressentez et l'expriment mieux que vous n'auriez jamais pu le faire. Comment d'autres trouvent des mots qui résonnent au plus profond de vous et vibrent à l'unisson de vos fêlures.
C'est ça la magie de la musique. Et le plus puissant des dons...
Oubliant sa timidité et sa réserve habituelle, William se leva et il se mit à suivre les mouvements qu'il voyait dans sa tête. Avec les entraînements équestres et l'entretien des écuries, l'adolescent avait gagné en muscles et maîtriser son corps ne lui posait pas le moindre problème. Ca ne dura que quelques minutes, mais il en sortit transcendé.
En dépit des moqueries et de la stupeur provoquée dans le petit groupe, William se tourna vers l'institut et il fonça directement dans le bureau du directeur, oubliant d'attendre après avoir frappé, trop impatient pour se contenir.
-Professeur, je veux apprendre à danser !
Charles Xavier, au fil des années, avait entendu nombre de requêtes de la part de ses élèves, souvent plus farfelues les unes que les autres, mais c'était une première. Et c'était tellement inattendu qu'il en rit avant de répondre.
_ Alors nous allons te trouver une école de danse mon garçon.
“Vivre, c’est changer du temps en expérience.” (Caleb Gattegno)
C'est ainsi que William quitta l'institut pendant un peu plus de trois années. Si le coeur du garçon se déchira de ne plus avoir la présence rassurante de son mentor en permanence à proximité, ce fut l'expérience la plus intense de toute sa vie. Ce fut pourtant loin d'être simple.
Après avoir passé autant d'années dans le silence, il était aussi compliqué d'y retourner que d'en sortir. Y retourner parce que le jeune homme ne devait parler de son don à personne. En sortir pour s'intégrer dans une école où tout était à mille années lumières de ce qu'il avait jamais connu.
D'ailleurs, le mutant faillit renoncer, après deux semaines seulement. Car, si ses lacunes en danse étaient rapidement comblées par un talent insolent, ses lacunes sociales l'empêchaient d'aller vers les autres et le faisait frôler à nouveau un mutisme absolu et malsain. Et puis, danser ce n'est pas juste danser, sinon ça n'a pas le moindre intérêt. Danser, c'est aussi parler, sans mots dire.
C'est probablement pour cela que ça lui allait si bien...
Alors il avait fini par parler, de lui, de son passé, de sa douleur et de l'absence, cruelle et permanente, de ceux qu'il avait voulu rejoindre des années durant. Ce fut sûrement l'expérience la plus éprouvante de toute sa vie, la plus absolue aussi. Et ça transforma le jeune homme, au point qu'il laisse le prénom qui l'avait vu naître derrière lui, sans pourtant le renier. Parce qu'il faisait partie de lui.
C'est ainsi qu'il devint pour tous Liam, et non plus William.
Tante Jeanne et oncle Jeff lui payèrent des cours jusqu'à sa majorité, sans regarder à la dépense. Parce qu'ils voyaient à chaque nouvelle visite combien le jeune homme évoluait, progressait, revenait à la vie. C'est à cette époque de sa vie que le mutant réalisa la chance de les avoir eu à ses côtés, si complexe et douloureux que cela eut été. Sans eux, sans leur amour et, surtout, leur ouverture d'esprit sur la question mutante, il n'aurait pas rencontré Charles Xavier. Il ne serait pas sorti de son deuil. il ne serait jamais devenu l'homme qu'il est.
La vie se chargea de les remercier pour lui.
A trente-huit ans, Jeanne était tombée enceinte, en dépit de toutes les prédictions des médecins. Et William avait été heureux pour eux, même si cela avait marqué la fin d'un cycle, et le commencement d'un second. Sa chambre avait été remplacée par celle de la petite. Il n'y avait plus de place pour lui, même s'il était toujours le bienvenu pour leur rendre visite. Visites qui s'espacèrent avec le temps.
Parce que sa cousine réveillait les souvenirs enfouis de la petite puce, de Léa. Du point de vue du mutant, c'était aussi un cadeau qu'il faisait au couple, en remerciement aux soins qu'ils lui avaient apporté des années durant. En disparaissant partiellement de leur vie, il leur accordait la chance de se libérer du passé. Avec la petite Louise (oui, Jeanne l'avait nommée comme la mère du jeune homme), les choses étaient plus simples, plus naturelles, et tellement plus heureuses.
Liam avait dix-neuf ans quand il la rencontra, celle qui mit à mal toutes ses convictions et lui laissa le coeur crevé, à nouveau. Elle était belle, intelligente, généreuse et douce. Sur scène, ils étaient parfaits. Dans la vie, ils n'étaient rien. Liam avait bien essayé de lui parler, en vrai, pas uniquement par les gestes et en se laissant porter par la musique. Mais c'était tellement compliqué... Il savait danser. Il ne savait pas séduire, pas dépasser son armure et son silence. Et elle n'avait pas su l'entendre.
Elle n'avait pas su l'attendre.
Alors, il revint à l'institut, perdu et seul, et il retrouva le bureau de son mentor et ses précieux conseils. Sans qu'il n'eut besoin de son pouvoir, Charles Xavier écouta les doutes et les peines de cet élèves pas tout à fait comme les autres. Liam avait besoin d'un endroit où trouver sa place, le directeur lui offrit de rester. Les humains ne le comprendraient jamais. Il était trop différent, trop silencieux.
Son bouclier était peut-être invisible, mais il était plus présent que jamais. Plus pesant.
Charles lui proposa d'enseigner la danse, mais cela impliquait de communiquer un peu trop souvent avec les autres. Il laissa au mutant le temps de trouver sa voie, ce qu'il fit, presque par accident, un mois plus tard. Le cuisinier de l'époque était un homme aussi bourru que généreux et il lui apprit tout ce qu'il savait. Rapidement, l'élève dépassa le maître.
C'était manuel, instinctif, et ça n'imposait pas de passer son temps à parler. En outre, ça lui laissait du temps. Pour danser. Pour monter à cheval. Pour dormir aussi, aussi souvent qu'il en avait besoin, ce qui allait croissant avec le temps et la présence d'autant de mutants. A croire que son bouclier était équipé d'un radar et qu'il augmentait le niveau de protection en fonction du degré de menaces potentielles.
Ou bien était-ce l'âge ? Lui qui était entré dans sa troisième décennie. Eh oui, il avait passé 20 ans...
(Qui s'est pris un coup de vieux, là ?).
Peu à peu, années après années, Liam a creusé son nid dans l'institut, y prenant ses habitudes tout en s'adaptant en permanences aux changements d'occupants des lieux, à leurs pouvoirs, leurs manies. Il a pris une place importante auprès de son mentor qu'il vénère aujourd'hui comme un dieu vivant et il participe souvent aux missions de recrutement des nouveaux élèves, surtout quand ils sont potentiellement dangereux.
Il n'a pas été présent en Suède, cloué au lit qu'il était par une méchante grippe. Alors, forcément, il s'en veut. Il aurait mille fois préféré y aller, même sans protection, plutôt que de rester en arrière, impuissant et inutile.
Parce qu'aujourd'hui encore il cherche par ses efforts et sa bonne volonté à justifier en quelque sorte sa place à l'institut, comme si quiconque avait eu l'idée de la remettre en cause.
Alors, il cuisine, il monte à cheval, il prend soin des autres, mais, surtout, il s'oublie trop souvent. Parce qu'il n'a pas encore commencé à vraiment vivre, non plus seulement exister.
“Il faut toute la vie pour apprendre à vivre.” (Sénèque)
Parce qu'il est ce qu'il est et parce qu'il laisse parfois sa peur le dominer, Liam reste quelqu'un de complexe à approcher et à cerner. Il a noué de solides amitiés avec les plus anciens de l'institut, mais il manque encore pas mal de cordes à son arc social.
Ne le répétez surtout pas, parce que c'est un secret qu'il garde jalousement, mais Liam est toujours vierge. A l'institut, une fille l'a embrassé, une fois, quand il avait seize ans, mais il n'a pas su quoi faire et la demoiselle est partie en se vexant. Pendant un temps, un bruit a couru affirmant qu'il préférait les hommes, mais personne n'a trouvé grâce à ses yeux.
Puis il y a eu celle qui a fait s'affoler son coeur, vraiment fort, quand il était à l'académie de danse, mais ce n'est resté qu'un fantasme qui a marqué longtemps le coeur et le corps du jeune homme. Aujourd'hui encore, il lui arrive de rêver d'elle...
Mais c'est un risque que le mutant ne veut pas prendre. Ou qu'il n'ose pas prendre. Pas encore.
Déjà, parce que la femme, quelle qu'elle soit, pourrait disparaître, et ça lui ferait trop de mal. Pire, elle pourrait tomber enceinte et leur enfant pourrait disparaître. Après tout, quand on copule, c'est bien le but non ? S'il n'a pas acquis la pratique, William s'est renseigné sur la théorie. Pour ne pas passer pour un idiot, ni faire un lapsus compromettant et ébruiter son secret.
Même si ce n'est pas le genre de sujet qu'il aborde régulièrement.
Et puis, sans songer à un drame, ça pourrait aussi se passer mal. Parce qu'il ne sait pas comment ouvrir son coeur ni partager ses sentiments. Il ne sait de toute façon pas comment aborder les femmes, les faire rire, les faire sourire. Leur donner envie de passer du temps avec lui. Il voit bien que certains de ses collègues s'y prennent à la perfection. Alors Liam en a conclu tacitement qu'il n'était pas fait pour ça. Qu'il ne le serait jamais.
De toute façon, il se croit incapable de supporter une telle déchirure si quelque chose se passait mal. Ni la pression qu'imposerait d'avoir une relation avec une femme.
D'une matière générale, il essaye de ne pas s'attacher aux gens. Il n'y arrive pas vraiment parce qu'il a un grand coeur, mais il essaye. Parce que c'est trop fatiguant de s'inquiéter en permanence.
D'ailleurs, ce n'est pas sans arrière-pensée que Charles Xavier lui a offert son chien, pour ses trente-et-un ans. Cette petite boule de poils, il est impossible de ne pas s'y attacher. Est-ce un premier pas pour, enfin, comprendre qu'il est grand temps de commencer à vivre ? Il est trop tôt pour le dire.
En tous les cas, Liam a atteint un équilibre qu'il aurait cru impossible dix ans auparavant. Et il est heureux. Partiellement heureux, parce qu'il se reproche encore trop de choses, et qu'il n'est toujours pas certain d'avoir la légitimité pour rester à l'institut, mais il lui arrive de sourire, sans raison apparente. Et il dort plutôt bien.
Sa vie est équilibrée et simple.
Et c'est sans doute mieux comme ça...