Lysian Anderson ◊ Tendre déglingué, défiguré

Une seconde seule suffit à terrasser le plus puissant des Hommes. Une pensée, un mot, un murmure... Si nombreux, si peu, rien que de vulgaires grains de sable à l'échelle de l'univers et pourtant... On oublie sans cesse de se pencher sur le concret. La vie est un mensonge qui débute dès les premières bouffées d'air. « Ne touche pas ceci, ne mange pas cela », dit la mère aimante à son bambin adoré. Mais le protège-t-elle réellement du mal qui l'attend ? Et si, depuis toutes ces années, on s'était trompé d'adversaire ? Et si l'on commençait à craindre, non pas ce qui est tangible, mais l'irréel ? Car si l'Homme a su trouver la clé pour vaincre le mal physique, qu'en est-il de celui qui ne trouve guère de fin ? Cette douleur que l'on aura tous ressentie un jour. Celle que nul ne peut imaginer, celle que l'on ne parvient pas toujours à exprimer. Cette douleur infernale qui tourmente sans cesse nos cœurs écorchés. Serait-elle plus supportable si l'on s'y préparait ?

AOÛT 1983, MAISON DES ANDERSON, NEW YORK.
Tu as dix ans et le cœur gonflé de bonheur. La tristesse ne t'a jamais dérangée. A-t-elle seulement une fois troublée tes idées ? Des tracas de l'enfance, il ne te reste que des images floues, des paroles étouffées par le plus beau des amours. Sa voix maternelle berce encore tes cauchemars. Pauvre humaine, pauvre mère impuissante à ton malheur. Dans un monde meilleur, ta douleur serait sienne. Après tout, c'était un autre temps, une autre vie, lorsqu'elle guérissait tes maux en te prenant dans ses bras. Vingt ans. Une éternité pour toi, une seconde pour le reste. Hier, ils te diraient, tu avais dix ans, tu ne te doutais de rien. Hier, les plantes du jardin se livraient, sous tes  yeux, à une valse envoûtante. Un sourire fendait ce visage juvénile. Curiosité
« Maeb ! » Ton petit cœur palpite à tout rompre en toi. Le sang bat si fort dans tes oreilles que tu peines à déchiffrer sa réponse. Tu n'en est pas à te première découverte, mais celle-ci dépasse même ton imagination d'enfant. Loin d'être terrorisé, tu débordes d'une joie presque inexplicable.  « Maeb, viens voir ! » À bout de souffle, tu lèves les yeux vers ta jeune sœur. Avec sa crinière blonde et son regard bleu, la petite Maeb te ressemble très peu. Elle timorée, toi téméraire, vous vous complétez à la perfection. Tu es le portrait de ta mère et ta sœur, de ton père. Elle n'a certes que huit ans, mais tu lui fais tant confiance. Pas facile de s'imposer dans une fratrie de six. D'autant plus que vous êtes les cadets. Tantôt jeunes, tantôt vieux, les frangins s'effacent pour mieux s'amuser. Il n'y a qu'elle à qui tu veux le montrer. « Qu'est-ce que c'est ? » D'un mouvement de tête, tu désignes la fleur toute fripée sur la paume de ta main. « Regarde... Tu regardes hein ? Et tu le dis à personne, promis ? Je sais pas comment c'est possible, mais c'est magique ! » Vos yeux, eux aussi si différents, se croisent et mêlent vos curiosités respectives. Réprimant tout juste ton sourire, tu finis par focaliser tes pensées sur la petite plante face à vous. Tu l'as trouvée ainsi, sauvagement arrachée de son nid. Les jours sans sève l'ont tant abîmée qu'elle s'est fanée. Pourtant, il te suffit d'une pensée pour la ramener. Les pétales jaunis se réveillent comme d'un mauvais rêve. Les couleurs se ravivent, les textures se lissent jusqu'à lui redonner la vie. Tu l'ignores encore, Lysian, mais tu es son égal. Enfant de la nature, tu lui redonnes des racines afin qu'elle rejoigne cette terre tant aimée. « T'as vu, hein ? T'as vu ! » Ta sœur reste muette un instant. La peur se saisirait bien de toi, mais l'excitation l'emporte. « Waouh ! » Ses jolis yeux clairs illuminent son visage d'innocente. « Je peux faire pareil ? Comment tu fais ! » Happiness.

AU FIL DES JEUNES ANNÉES, NEW YORK.
Et puis les années se tissent, à une vitesse qui t’éblouit. Un jour, tu brillais en classe par ton charisme et ton sérieux habituel. Le suivant, tu étais élu représentant du gouvernement. Représentant. Elle est loin l'époque où tu apprenais à lire, celle où un simple sourire surmontait ton chagrin. Tu croques la trentaine à pleine dent, plein d'envie, de folie. Tu veux refaire le monde. Non, tu rêves d'un monde sans minorités, où le terme égalité n'aurait plus besoin d'exister. Tu n'aurais jamais cessé, pour peu que l'on t'ait laissé.
Les débuts furent complexes. Nul n'atteint son but sans rencontrer des obstacles. Éternel positif, tu as progressé pas à pas, liant une vie professionnelle épanouissante et une vie personnelle plus complexe... Avec tes déboires amoureux, tu as cessé de prendre tes histoires au sérieux. À tes yeux, les sentiments n'avaient pas tant d'importance. On aimait, puis on oubliait. En vérité, il t'aura fallu dix ans pour comprendre l'amour. L'amour... Tu pensais en avoir fait le tour. Le temps d'une nuit endiablée, au goût si séduisant, aux allures d'éternité. Le temps d'un interdit volé qui n'aura pas su durer. L'Amour avec un grand A. Oui, toi, tu y avais goûté. Bel imbécile, nul n'est épargné.
C'est un poison sucré qui s'immisce sans douleur, qui fait chavirer ton cœur. Un jour tu te crois supérieur, puis la raison se meure. D'un regard ravageur, elle t'a tué, dévoré, envoûté. Certains dirent que la passion ne trouve guère d'explications. Ils avaient sûrement raison. Et pourtant.. D'autres s'acharnent à en trouver, désespérés, terrifiés par les sentiments. « S-Salut... » Tantôt gauche et attachant, tu lui souris si tendrement. Tes mains sur le bouquet se resserrent dans un moment d'hésitation funeste. Et si... ? Non. Chassant ces questions, tu marmonnes quelques paroles sans importance avant de poser les roses sur son bureau. « Joyeux anniversaire, » Ajoutes-tu à bout de souffle avant de fuir loin, loin vers la chaleur de l'automne.
Ça ne te ressemble pas. Toute cette mascarade pour un simple présent ? Tu as toujours su plaire à ces dames sans efforts. Pourtant, sous tes traits charmeur, ton masque s'entaille et poignarde ton cœur. « Lysian ! » Sa voix te tire de ta folie passagère, insaisissable. Les entrailles congelées, tu risques un coup d’œil fatal vers la plus belle des femmes. « Comment... Je ne pensais pas que vous vous souviendriez. » Blanc. Tu dois répondre. Mais quoi ? Vous vous connaissez tant et à peine. Si différents, vous vous vouez un respect mutuel, une affection flagrante qui vous effraie pourtant. « Je ferais un piètre collègue, non ? » Réponds-tu nerveusement. Bien sur, il a fallu qu'elle choisisse cet instant précis pour te sourire et...
T'embrasser ?
Rien qu'un simple baiser, sur la joue. Cela pourrait signifier tout et rien. Anodin pour tous, sauf toi. Ses lèvres agressent délicatement ta peau pour mieux l'embraser. Tu réagis même pas. Le temps de penser, elle s'est déjà envolée, tel un ange.  Pardonne ton ignorance, Lysian. Tu es amoureux. Car comment la pensée d'un baiser seul pourrait-elle t'enflammer ?
Tout juste un baiser, cette caresse seule te hantera pour l'éternité. Aujourd'hui encore, ton cœur déraille, s'enjaille. Elle est, était... était ta vie. Finalement, tu es tombé dans le piège universel. Un jour, on se jure de ne jamais se laisser dévorer. Évidemment, le suivant, on se rend. Pourtant, il y a différentes sortes d'amours. Il y a l'amour raisonnable, parsemé de joies, de tracas, et d'ennuis. Cet amour général, finalement banal qui vous unit sans vous dérober. Il y a l'aveugle, le naïf... le condamné. Mais par dessus tout, il y a cette passion singulière, celle des premiers émois qui, à jamais, vous marquera. À bien t'observer, on aurait pensé que tu serais épargné. N'aie pas honte... Personne ne l'est.

NOVEMBRE 2015, HOME SWEET HOME.
2 ans... Deux ans à filer le parfait amour dans un appartement modeste sur la 34e rue. Les quelques curieux mal intentionnés rompaient parfois votre idylle enchantée. Photo, questions, remarques... Longtemps, tu as craint qu'elle s'en lasse. La vie privée d'un politique est parfois ingrate, mais jamais elle ne s'en est plainte. Elle était parfaite. Ce matin-là, blottie dans votre lit, tu te tournes vers ton amour encore endormie. Comme happée, ta main se pose sur son ventre arrondi. Les petites mains encore cachées du monde frappent avec impatience les parois du ventre de leur maman. Tu souris, amusé, avant de déposer un baiser à l'endroit précis ou ta paume avait effleuré la peau.
« Elle n'a pas l'air ravi ce matin, » Murmure ta bien aimée en douceur. Lentement, ses yeux accablés de fatigue s'ouvrent pour regarder les tiens. Après une grimace compatissante, tu ouvres tes bras pour qu'elle puisse s'y réfugier. Vous êtes tels deux ados, constamment en quête d'affection. Pas même deux années de relation n'auront su y mettre un terme. Ravie, ta tendre t'embrasse avant de s'apaiser dans le plus soulagé des soupirs. La grossesse arrive enfin à son terme. Si les premiers mois étaient simples, tu constates, si près de l'échéance, que la douleur, l'angoisse et l'inconfort hantent son regard bleu. Malgré ton impuissance, tu essaies tout. Si l'on savait voler la douleur, tu t'exécuterais de suite. « Je t'aime... » Souffles-tu au creux de son oreille, comme la toute première fois. Et dans un soupir étouffé, exténué, elle te rend la pareille.

Le bébé naît à la fin de la journée. Des heures d'agonie, de cris, qui vous offrent finalement le plus beau des cadeaux. Elle est si petite, si fragile, et tu l'aimes déjà tellement. Ta chair, ton sang, ta deuxième raison d'être.
Vous filez l'idylle parfait. A cet instant précis, alors que tu tiens le fruit de votre union dans tes bras, tu te dis que personne ne mérite un tel bonheur.
Maudit sois-tu d'avoir pensé que tu serais épargné.

DÉCEMBRE 2015, CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS.
La question résonne dans ton crâne un instant. Elle était prévisible. Si ses intentions ne t'étonnent pas, tu ne parviendras jamais à oublier son amertume. « Je vous demande pardon ? » Réponds-tu poliment, nonchalant, les mains délicatement posées sur ton pupitre. « N'essayez-vous pas seulement de servir votre cause ? Après tout, les rumeurs... » Un soupir. Humains, mutants, tu les as toujours considéré de façon égale. Il n'est pas question de défendre les uns au détriment des autres. Jamais. Tu y as toujours mis un point d'honneur dans ta carrière. Pourtant, semble-t-il que tu devras te défendre à ce sujet jusqu'à ton dernier souffle. « Les rumeurs ? C'est donc ça que vous allez me servir pour critiquer mon combat pour les mutants ? De simples rumeurs ?» Sous leurs regards, tu n'es que l'expression d'un froid déroutant. Qui t'imaginerait bouillonnant ? « Et elles ne vous ont même pas mise en garde contre moi ? Qui sait, je pourrais vous... attaquer ? » Leur peur te flatterait presque. Le temps d'une illusion, tu es le roi du royaume des sourds. «  Quelques mots. C'est ce qu'il m'aura fallu pour susciter chez vous la terreur. Je me tiens ici, face à vous et j'en viens à une conclusion : le destin des mutants ne tient qu'à de simples mots. » Un souffle. « Suis-je un mutant, mesdames et messieurs ? Oui. Suis-je dangereux ? Pas plus dangereux qu'un Homme. Et qu’est-ce qu'un homme, si ce n'est un être doué de raison ? Ce n'est pas sa force qui fait de lui un danger. Ce sont les raisons qui le motivent. Le plus faible d'entre vous pourrait éliminer ses voisins, pourvu qu'il en ait la volonté ou qu'il soit terrorisé. Aujourd'hui, la plupart des mutants vivent dans la peur. Là réside votre erreur. Vous êtes tous aveugles. D'années en années, nous nous plaisons à rendre hommage aux victimes de l’égoïsme, de l'atrocité humaine. Pourtant, chaque fois qu'il y a une minorité à oppresser, nous, politiciens, philosophes, historiens, nous plaisons à trouver les arguments qui justifieront nos barbaries. Croyez-moi, ce n'est pas dans l'intérêt seul des mutants que je me dresse face à vous pour tenir ce discours, mais aussi dans le vôtre. Je refuse de vous laisser commettre une énième erreur. » Tandis que ton regard vole dans la salle, tu aperçois une main hésitante se lever. « Oui ? » Éternel gentil, tu ne t'offusque ni de leur ignorance, ni de leur bêtise. À tes yeux, chaque être n'est qu'un aveugle innocent. De tous les péchés, ils n'auront commis que celui d'être né. « Je ne comprends pas réellement pourquoi cette proposition de loi semble vous effrayer tant. Après tout, il ne s'agit que de recenser les mutants de façon officielle afin de pouvoir gérer les cas, disons... dangereux. En quoi est-ce un problème ? Je pense que les humains ont le droit de savoir s'ils ont affaire à quelqu'un de... » Tu la coupes. Trop. C'est trop. « De normal ? » Ajoutes-tu sèchement, froid, si froid... « De grands hommes ont suggéré de telles lois. Très grands. Ils ont été adulés à leur époque, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive des intentions qui les animaient. C'était il y a quoi... Soixante-dix ans ? » Touché. Il ne fait nul doute que si les humains venaient à s'opposer officiellement aux mutants, ils seraient perdants. Mais combien de victimes collatérales ?  Combien de familles déchirées par ce combat insensé ? Des années que tu te bats corps et âme pour retarder cette échéance presque inévitable. Dans chaque camp, les extrémistes ne vivent que pour cette guerre. Finalement, tu es presque seul en ton genre, politicien, mutant aimé, encouragé, libre. Et bon sang, tu l'aimes, cette liberté. « Merci, monsieur le représentant Anderson. » Le gong sonne enfin. Un goût d'inachevé de sature. « La parole est donnée à... » Tu n'écoutes plus. Affalé de nouveau sur le banc, tu lisses ton visage avec la paume de tes mains. Les jours comme celui-ci te rendent las. Des regrets ? Tu n'en ressens guère. Tu es ici, chez toi, à ta place. La politique est ton domaine. Si certes l'intolérance rend ton travail laborieux, tu n'abandonnes pas. Jamais.

MÊME JOUR, ALMOST HOME.
Las, tu quittes ton boulot les nerfs à vif. Tu ne pensais pas t'emporter ainsi. Si les conséquences de tes actes te tourmentent, tes pensées te trompent face au destin qui t'attend. D'un geste mécanique, tu sors ton téléphone de ta poche pour regarder tes messages. Ils sont nombreux. Pourtant, il n'y en a qu'un qui t'interpelle, qui t'irrite, comme chaque jour. Charles Xavier, aussi sage qu'insistant. Voilà deux mois qu'il te contacte inlassablement pour te convaincre de rejoindre son école pour "surdoués". Deux mois que tu t'obstines à décliner cette offre. Ta place est auprès de ta bien-aimée. Ta vie est la politique. Chassant la pensée de ce chauve à roulettes de ton esprit, tu accélères la cadence à la vue de cette porte si familière. Il n'existe guère de mots pour décrire cette joie qui te tenaille. Les deux êtres les plus chers à tes yeux se trouvent juste là. Et si l'envie de les voir est si forte, elle sera la dernière que tu ressentiras. Arrivé en haut des escaliers, une douleur aussi éphémère que foudroyante t'accable. Puis c'est le noir.

JANVIER 2016, INSTITUT XAVIER.
Tu ouvres les yeux sans ne rien voir. Frissonnant de froid, tu te redresses, confus, égratignant la paume de tes mains contre le sol graveleux. Tu n'as plus souvenir de rien. Tu te sais politique, homme, mutant. Tu sais tant, et pourtant si peu de choses. C'est plus fort. Comme si quelque chose d'essentiel manquait à ton existence. « Mon Dieu, professeur ! » Des voix au loin s'agitent. Des dizaines de regards te jugent, certains craintifs, d'autres animés par une curiosité simple.
Si seulement tu parvenais à dire ce que tu fais là...