Neil Anderson

C'était une petite librairie, coincée entre deux HLM. La façade était peinte en beige et les mots 'Sally's bookshop' y étaient peints en argenté, d'une écriture pleine d'arabesques. Le tout donnait une agréable impression de douceur, peut-être un brin kitsch. Un écriteau suspendu contre la vitre intérieur de la porte indiquait 'Fermé', mais la vendeuse n'était pas encore partie. On pouvait l'apercevoir de dos, derrière le comptoir. Elle était occupée à ranger des livres sur une étagère surchargée, et, à chaque mouvement qu'elle faisait, ses cheveux châtains, noués en queue de cheval, oscillaient de droite à gauche.

Je poussai la porte et un petit bruit de sonnette retentit tandis que je pénétrai dans la pièce. Il y flottait une odeur de papier neuf et d'encre - ce qui paraissait normal; après tout, je me trouvais dans une librairie.

La libraire ne semblait pas avoir remarqué ma présence, et je m'apprêtais à ouvrir la bouche lorsqu'elle me lança d'une voix aimable : « Désolée, mais j'ai bien peur que nous soyons fermés. Repassez demain matin, c'est ouvert à partir de 8h. » Je ne répondis pas mais ne bougeai pas non plus.

« Vous êtes encore-là, » fit-elle remarquer au bout de quelques minutes, toujours sans réaction de ma part. « Bon. Eh bien, puisque vous ne semblez pas décidé à partir, dites-moi donc ce qui vous amène.
- Je cherche ma mère.
- Alors, vous devez certainement vous tromper d'endroit ; je suis la seule femme qui travaille ici.
- Je sais.
- Mais dans ce cas, pourquoi... »

Elle se tut. Elle venait de se retourner dans ma direction et me fixait à présent d'un air troublé.

Ses yeux étaient aussi bleus que les miens et elle avait les mêmes plis au coin des yeux quand elle fronçait les sourcils - ce qui était le cas actuellement. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Et si je m'étais trompé ? Je chassai cette idée de mon esprit aussitôt qu'elle l'effleura. C'était tout bonnement impossible. Tout concordait, tout, du nom de famille jusqu'à l'adresse...

« Neil ? » Sa voix me tira brusquement de mes pensées et je mis un moment à reprendre mes esprits. « Tu es Neil, n'est-ce pas ?
- Je... oui, c'est moi. Je... » ...n'eus pas le temps de finir ma phrase qu'une porte située au fond de la pièce et que je n'avais pas remarquée jusque-là s'ouvrit pour laisser entrer un homme blond et plutôt grand, un livre ouvert dans une main et une paire de lunettes dans l'autre. « Chérie, je crois que j'ai trouvé quelque chose...
- Moi aussi, » fit-elle, les yeux étrangement brillants « ou plutôt, quelqu'un m'a trouvée.
- Qu'est-ce que tu... »
Lui aussi s'était arrêté au beau milieu d'une phrase. Il me regarda de haut en bas, remis même ses lunettes un instant pour mieux me détailler, puis, avec l'air d'un chercheur qui vient de découvrir une nouvelle espèce de dinosaure, il se tourna vers Sally, puis à nouveau vers moi, et, enfin, pointant un doigt incertain vers moi.

« C'est... ?
- Oui, confirma-t-elle,un sourire radieux sur les lèvres.
- Noooon...
- Si !
- Mais comment... Que... Depuis combien de temps est-ce qu'il... ?
- Il vient d'arriver, il y a à peine cinq minutes !
- Noooon...
- Si !
- Mais comment...
- Je n'en ai aucune idée ! »

Ce petit manège commençait à me fatiguer, et lorsque je pris la parole, mon ton posé cacha difficilement un léger agacement. Ce petit manège commençait à me fatiguer, et lorsque je pris la parole, mon ton posé cacha difficilement un léger agacement. « Houhou, je suis là aussi. Et je sais parler, donc vous pouvez me poser la question directement. » Ils se tournèrent tous les deux vers moi et me regardèrent pendant un instant sans comprendre. Puis Sally eut une expression étrange à mi-chemin entre le sourire d'excuse et la grimace d'ennui, et, après avoir fait signe au blond de ne pas nous suivre, me prit par un bras et m'entraîna en direction de la porte du fond, toujours grande ouverte.

« Désolée, » s'excusa-t-elle, « c'est juste qu'on ne s'attendait pas à te voir débarquer ici sans prévenir... » Elle rit nerveusement. « En fait pour être honnête, je ne pensais même pas que je te reverrais un jour. Sur ce coup-là, je ne suis pas mécontente d'avoir eu tort ! » Tout en parlant, elle continuait de m'entraîner à sa suite, et je la suivis jusque dans une petite cuisine située à l'étage supérieur. ​Là, elle me désigna une chaise, puis ouvrit un placard et en sortir une boîte dont elle sentit longuement le contenu. « Mmmm... Tu aimes le thé ? J'adore ça. Sans doute à cause de mes origines anglaises. » Elle rit à nouveau, d'un rire plus léger cette fois. Je n'avais pas eu le temps de m'asseoir et encore moins lui dire à quel point je détestais le thé qu'elle sortait d'un autre placard deux tasses décorées de fleurs et une théière assortie et les posaient sur la table. « Tout le monde devrait boire du thé, » continua-t-elle en tout le préparant. « Le monde serait meilleur si les gens buvaient du thé plus souvent, » affirma-t-elle avec une telle conviction que je n'osais pas la contredire.

Je commençais à me demander si on était bien de la même famille...

​Sally revint vers la table avec la théière et remplit nos tasses, puis elle s'assit en soupirant. « Et voilà ! Rien ne vaut une bonne tasse de thé brûlant pour vous réchauffer en hiver ! » Elle sourit. « Mais assez parlé de thé. Alors, qu'est-ce que tu voudrais savoir ? »​

Je me retins fermement d'éclater d'un grand rire ironique. Ce n'était peut-être pas le moment approprié pour ça.

« Ça paraît évident, non ? Je veux savoir pourquoi. » Elle resta muette, visiblement déstabilisée, et j'enchaînai, amer : « Pourquoi est-ce que je n'ai pas été élevé par mes véritables parents ? Pourquoi est-ce que je ne suis pas sur les photos de famille, à côté de toi ?- Neil...- Est-ce que je n'étais pas assez beau, pas assez intelligent ? Pas digne de ton amour ?- Neil, tu...- J'avais trois ans, bon sang ! Qu'est-ce qu'un gosse de trois ans peut faire de si horrible qu'il mérite d'être abandonné par sa mère ? - Neil, tu... tu brilles... »

Je cessai un instant de gueuler comme un malade pour regarder mes mains. Effectivement, elles s'étaient mises à briller, comme si elle reflétaient la lumière. « Et merde. Ça recommence. » Je fermai les yeux pour mieux me concentrer, mais sans effet. Les écailles qui recouvraient ma peau, aussi tranchantes que des lames de rasoirs, refusaient de disparaître. J'allais devoir attendre qu'elles se rétractent d'elles-même, ce qu'elle feraient uniquement lorsque j'aurais retrouvé mon calme. C'était le seul moyen efficace que j'avais trouvé jusque là. Je rouvris les yeux et soupirais. « Bon. Qu'est-ce que j'étais en train de dire, déjà ? »